LA N°3 / L / Les Choses, Georges Perec

Nouveau Roman : génération de romanciers apparue après la Seconde guerre Mondiale qui se caractérise par une contestation radicale des règles traditionnelles du roman. Réduit à une simple silhouette, parfois à une initiale ou à un pronom personnel, le personnage perd son unicité et sa cohérence, il correspond à l’anonymat de l’individu dans la société de consommation. Les nouveaux romanciers refusent de raconter des histoires et privilégient la description d’objets et de lieux. Le roman n’est plus l’écriture d’une histoire mais l’histoire d’une écriture.

Connu pour avoir publié diverses œuvres centrées sur les jeux d’écriture et les problèmes techniques de la littérature (il signe avec La Disparition en 1969 un lipogramme qui consiste à écrire sans utiliser une lettre de l’alphabet ici le « e »), Georges Perec obtient avec son roman Les Choses le prix Renaudot, en 1965. Les deux personnages, Jérôme et Sylvie, convoitent des objets, des biens qu’ils ne peuvent acquérir éveillant leur frustration extrême. En décrivant des êtres obsédés par la possession, englués dans les choses, Perec conteste avec ironie la société de consommation.

La lecture du texte nous invite donc à nous demander en quoi Georges Perec met-il en évidence les mirages de la société de consommation ?

I/ Le rêve de l’argent et d’une autre vie

a/ L’image du luxe et de la richesse

Dans cet extrait, le lecteur saisit très rapidement que les deux personnages manifestent une envie certaine pour les choses, pour le luxe et la richesse. A partir de la ligne 12, les accumulations semblent retranscrire les désirs du couple : « Du Palais-Royal à Saint-Germain, du Champ-de-Mars à l’Etoile, du Luxembourg à Montparnasse, de l’île Saint-Louis au Marais, des Ternes à l’Opéra, de la Madeleine au parc Monceau ». Cette liste de lieux mythiques de la bourgeoisie parisienne révèle leur attrait pour le faste. Ils parcourent Paris en omettant les quartiers populaires, ils ne rêvent qu’à ce qui leur est inaccessible. L’antiphrase et l’adverbe « pourtant » (l 12-13) : « les offres fallacieuses, et si chaleureuses pourtant » (fallacieuses = trompeuses) expriment le charme redoutable de la richesse. Le luxe obnubile les protagonistes et le narrateur omniscient lance un constat sans appel : « Paris entier était une perpétuelle tentation. » (l 15) L’adjectif qualificatif : « perpétuelle » traduit une tentation parisienne qui perdurera mais qui ne trouvera jamais satisfaction.

b/ Le songe d’une existence idéale

Il est intéressant de noter les changements significatifs qu’aurait pu apporter la richesse dans l’existence de nos deux personnages. Certes, leur situation financière se serait améliorée mais c’est surtout sur les mutations comportementales qui en auraient découlé qu’il faut concentrer notre attention. En effet, les protagonistes auraient été tout autre avec de l’argent. Perec, ici, adresse un clin d’œil au naturalisme et à Zola selon lequel le milieu social détermine l’individu et inscrit véritablement cette constatation dans son roman. Sylvie et Jérôme, dans le Paris bourgeois, auraient été des individus différents. Le rythme binaire de la ligne 2 : « Ils auraient eu le tact, la discrétion nécessaires. » révèle les valeurs morales que le luxe leur aurait offert. Les deux phrases négatives de la ligne 3 : « auraient su ne pas l’étaler. Ils ne s’en seraient pas glorifiés » indiquent les travers de la richesse qu’ils auraient évités, l’exemplarité qui aurait été la leur. Les verbes qui se succèdent à la ligne 4 appartiennent au lexique du plaisir : « marcher, flâner, choisir, apprécier » et témoignent de ce désir de connaître une autre existence. Le paroxysme du rêve se situe à la ligne 5 : « Leur vie aurait été un art de vivre. » Cependant, le songe laisse rapidement place à la réalité et à l’insatisfaction permanente des personnages.

II/ L’insatisfaction permanente

a/ L’inconfort de la classe moyenne

Les deux protagonistes appartiennent à la classe moyenne, un état social évoqué dans la périphrase : « qui n’était pas riche, mais qui désirait l’être » (l 6) Le fait de côtoyer des quartiers bourgeois est une frustration permanente et cruelle. Ce couple se définit par une situation sociale de l’entre-deux où tout doit être calculé comme l’indique le champ lexical de l’étroitesse : inconfortable (l 7), rétrécie (l 9), exigu (l 9), chétives (l 10), bouché (l 17). Il n’est pas pauvre mais il n’est pas riche non plus, éveillant un profond sentiment d’inconfort traduit à la ligne 9 par l’adjectif : « pire » : « et c’était peut-être pire». Cette appartenance à la classe moyenne les freine dans leurs désirs. Ils vivent une existence correcte mais qui dénote de leurs aspirations : « C’était leur réalité, et ils n’en avaient pas d’autres. » (l 11)

 b/ Des aspirations impossibles

Nous pouvons noter que le temps employé des lignes 1 à 5 est le conditionnel passé : « ils auraient aimé », « ils auraient su » (l 1), « ils auraient eu », « ils auraient oublié » (l 2). Il s’agit d’un temps qui exprime l’irréel du passé. Il a pour fonction d’évoquer les désirs inassouvis des deux personnages. Il correspond aux rêveries impossibles du couple comme le révèle le rythme ternaire de la ligne 1-2 : « Ils auraient su s’habiller, regarder, sourire comme des gens riches. » Pour renforcer cette incapacité à voir se réaliser leurs aspirations, le narrateur use d’une phrase au présent de vérité générale qui marque une véritable rupture dans les espérances des protagonistes : « Ces choses-là ne sont pas faciles, au contraire. » De la sorte, à partir de la ligne 5, le conditionnel passé se voit remplacé par l’imparfait qui révèle la réalité à laquelle sont confrontés Sylvie et Jérôme : « Ils n’avaient que ce qu’ils méritaient d’avoir. » (l 7) La conjonction de coordination « mais » clôt notre passage et permet un basculement dans l’extrait. Les rêveries des personnages laissent place à un constat douloureux mais qui est l’évidence même : leurs aspirations ne sont que des chimériques. La métaphore : « l’horizon de leurs désirs » se voit niée par l’adverbe : « impitoyablement » et par le verbe « boucher ». Le substantif « utopie » apparaît à la ligne 17 et ce choix est loin d’être anodin. Si nous sommes attentifs à son étymologie à savoir : topos : le lieu, ut : non autrement dit le lieu, les choses qui n’existent pas, nous comprenons que le couple aspire à l’impossible, à ce qui n’est pas réel. Leur insatisfaction, de la sorte, ne peut qu’être permanente.

Dans cet extrait des Choses, Georges Perec dresse un portrait peu élogieux de la société de consommation. Les deux personnages mis en scène sont confrontés à la frustration, à l’envie et l’insatisfaction. Ils ne peuvent s’offrir ce qui les fait rêver et sont réduits à une vie moyenne.

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