Explication linéaire : scène 3, partie 2, Juste la fin du monde

Juste la fin du monde, initialement nommée Les Adieux, est une pièce de Jean-Luc Lagarce, écrite à Berlin en 1990. Elle sera traduite en 18 langues. Néanmoins, après son écriture, quand le dramaturge la soumet à des comités de lecture, elle ne rencontre pas le succès. Juste la fin du monde appartient à un cycle : celui du retour, dans la mesure où cinq de ses créations s’intéressent à celui qui rentre chez lui et tire un bilan de son existence. Louis, le personnage principal, retrouve les membres de sa famille, qu’il ne côtoie plus depuis des années, afin de leur annoncer qu’il va mourir. La forme choisie par Lagarce est très originale car rédigée comme un long poème en vers libres qui met l’accent sur les hésitations, sur la souffrance des protagonistes qui connaissent une situation de crise. Dans la deuxième partie de la pièce, Suzanne tente de retarder le départ de Louis. Ainsi, la scène des adieux se prolonge et Antoine décide d’accélérer le départ ce qui va déplaire aux personnages féminins. Alors que dans la scène 2, reprenant le célèbre thème des deux frères ennemis, Lagarce crée un face à face entre Louis et Antoine qui peut être considéré comme le point culminant de la crise familiale surtout lorsqu’Antoine menace Louis : « Tu t’approches, je te tue », dans la scène 3, Antoine n’est plus menaçant mais prend la parole afin de dire à son frère ce qu’il pense de lui et se libérer des non-dits de son enfance. Cette scène précède l’épilogue.

Ainsi, nous allons nous demander en quoi, à travers cette tirade, Antoine dresse un portrait à charge de Louis.

Pour cela, nous considérerons le face à face des deux frères des lignes 1 à 11, les accusations des lignes 12 à 27 et la fragilité d’Antoine des lignes 28 à 36.

I/ Le face à face des deux frères (l 1 à 11)

L’extrait s’ouvre sur un face à face entre Louis et Antoine comme l’indiquent les pronoms personnels : « tu » et « moi » : « Tu es là devant moi. » (l 1). La répétition de l’antithèse : « à m’accuser sans mot » (l 2 et 3) montre qu’Antoine perçoit l’attitude de son frère comme une accusation, une accusation d’autant plus violente qu’elle est silencieuse. La tension, palpable entre les deux personnages, encourage paradoxalement Antoine à formuler, avec maladresse, ses sentiments pour Louis. La polysyndète (multiplication des mots de liaison) révèle à quel point dire ce qu’il ressent est difficile pour Antoine, qui hésite, qui cherche ses mots : « et je te plains, et j’ai de la pitié pour toi, c’est un vieux mot, / mais j’ai de la pitié pour toi, / et de la peur aussi, et de l’inquiétude » (l 3-4-5). La complexité des émotions qui le traversent est parfaitement exprimée aux lignes 7-8 par le verbe « espérer » : « et malgré toute cette colère, j’espère qu’il ne t’arrivera rien de / mal ». Juste la fin du monde met en scène des personnages qui redoutent de blesser l’autre par l’utilisation qu’ils vont faire du langage. C’est cette peur qui anime Antoine. Le verbe de sentiment « reprocher » (l 9) traduit sa culpabilité. Il craint de blesser Louis : « et je me reproche déjà / (tu n’es pas encore parti) / Le mal aujourd’hui que je te fais. » (l 10 à 12) A travers cette prise de parole, il est possible d’imaginer qu’Antoine a deviné que son frère va mourir dans la mesure où certaines phrases ont un double sens. Il est vrai que la négation entre parenthèses : « (tu n’es pas encore parti) » peut être entendue comme un euphémisme signifiant la mort prochaine de Louis.

II/ Les accusations (l 12 à 27)

Antoine répète le verbe « accabler » à trois reprises. Pourtant, alors que dans les trois lignes Louis est le sujet de la phrase, Antoine modifie le COD en passant de « m’ » (l 13-14) à « nous » (l 15) ce qui permet d’élargir son propos à tous les membres de la famille : Suzanne et La Mère. L’utilisation du verbe « voir » (l 16) est intéressante à observer car elle peut être comprise de deux manières : au sens propre : je te regarde mais aussi au sens figuré : je vois clair dans ton jeu. Il ne faut pas oublier qu’au début de la scène Antoine a affirmé que la souffrance que Louis dit ressentir, l’amour dont il dit avoir manqué sont des reproches infondés : «  tout ton malheur ne fut jamais qu’un malheur soi-disant ». Ici, une nouvelle fois, il sous-entend que Louis se plaint de quelque chose qui n’existe pas. Ainsi, le spectateur qui, depuis le début de la pièce, a accès aux sentiments de Louis via plusieurs monologues, entend une autre vérité : celle d’Antoine. Cette tirade est aussi l’occasion pour le personnage d’exprimer les douleurs du passé. La proposition subordonnée circonstancielle de temps : « j’ai encore plus peur pour toi que lorsque j’étais / enfant, » (l 16-17) montre que la souffrance d’Antoine est née durant l’enfance. Il s’est toujours inquiété pour son frère qui disait ressentir un mal-être. Cependant, il refuse désormais de donner raison à Louis car, selon lui, les reproches de son frère sont irrecevables. La négation partielle en rend compte : « et je me dis que je ne peux rien reprocher à ma propre / existence, ». Nous pouvons noter le sous-entendu d’Antoine via le déterminant possessif « ma » car s’il n’a rien à se reprocher, il estime que Louis, pour sa part, a des responsabilités à reconnaître. Néanmoins, au cours de sa tirade, son sentiment de culpabilité ressurgit face à son frère. Il utilise une périphrase pour se désigner : « pauvre imbécile » (l 21). Il regrette d’avoir parlé, d’avoir exprimé ses sentiments alors que Louis est demeuré silencieux. Pourtant, l’ironie d’Antoine ressurgit dans les lignes 24 et 25. En effet, le ô lyrique laisse entendre la moquerie du personnage quant au mutisme de son frère : « silencieux, ô tellement silencieux ». De plus, le polyptote : « bon / bonté » (l 25) fait écho à une phrase déjà prononcée par Antoine dans la scène précédente : « Oh, toi, ça va « la Bonté même » », scène au cours de laquelle il insinue que Louis est hypocrite. Ici, à nouveau, il est possible de saisir l’ironie d’Antoine surtout lorsqu’il utilise les deux adjectifs : infinie » et « intérieure » qualifiant la douleur de Louis. Par cette exagération, il accuse son frère de s’inventer une souffrance qui n’a aucun fondement.

III/ La fragilité d’Antoine (l 28 à 36)

Antoine apparaît, à la fin de sa tirade, comme un être vulnérable, totalement effacé face à Louis. Les deux négations : « Je ne suis rien, / Je n’ai pas le droit » (l 28-29) traduisent la souffrance du personnage qui estime ne pas avoir le droit d’exister. De plus, « Je ne suis rien » crée une antithèse avec « Tu es là » de la ligne 1, illustrant l’opposition des deux frères. Antoine sait que le départ de Louis est proche. Il l’exprime grâce à un futur : « et lorsque tu nous quitteras encore, » (l 30). La présence de l’adverbe « encore » laisse entendre un reproche puisque ce n’est pas la première fois que Louis quitte sa famille. Pourtant, Antoine ne vit pas ce départ comme un abandon familial mais comme un abandon personnel. Effectivement, il n’emploie pas le pronom personnel « nous » mais bel et bien le pronom personnel « me » : « que tu me laisseras » révélant que le départ de Louis le blesse tout particulièrement. Ce qui est surprenant c’est que sans Louis , Antoine devient une ombre : « je serai moins encore » (l 31) comme si, en partant, son frère le condamnait à mourir symboliquement. Il est vrai qu’il imagine, sans Louis, un futur douloureux, rythmé par les regrets. Lui qui avait si peur de parler a formulé ses sentiments et le déplore à présent qu’il sait que le temps de Louis est compté. La crise personnelle d’Antoine est étroitement liée à la crise du langage qui rythme la pièce. Ce départ – à comprendre au sens propre comme au sens figuré – condamne Antoine à un ressassement perpétuel. Le préfixe re dans le verbe « retrouver » : « retrouver avec exactitude » (l 33) montre que le personnage est voué à revivre continuellement les disputes qui l’ont opposé à son frère, à repenser indéfiniment aux mots qu’il a prononcés. Cet aveu est d’autant plus pathétique que le spectateur a conscience que c’est la dernière fois que les deux frères ont l’occasion de parler et que la mort de Louis va condamner Antoine à une peine perpétuelle. La répétition du nom « ressentiment » (l 35 et 36) le met en évidence. Enfin, nous pouvons nous pencher sur l’adverbe « juste » (l 32 et 35) qui est un écho au titre de la pièce et on peut finalement se demander si la fin du monde annoncée dans le titre n’est pas, certes la fin du monde de Louis mais aussi celui d’Antoine.

Juste la fin du monde propose un dénouement surprenant dans la mesure où la pièce ne propose pas vraiment une résolution des conflits. Après cette tirade, Antoine interpelle Louis, attendant une réaction de sa part mais celui-ci répond à sa question par une autre question : « Oui ? » comme s’il n’avait pas entendu son frère. Toutefois, cette scène est cruciale. Tout d’abord, elle nous pousse à éprouver de la compassion pour Antoine, à considérer la souffrance du personnage, continuellement dans l’ombre de son frère. Ensuite, elle nous montre que la crise de la parole n’a pas été résolue. Peut-être parce que le langage ne peut rien face à la maladie. Dans son journal, datant du dimanche 26 juin 1994, Jean-Luc Lagarce explique que la scène qui l’a ému aux larmes et qu’il a convaincu de mettre en scène Le Malade imaginaire de Molière est celle au cours de laquelle Argan et Béralde échangent ces mots : « Que faire quand on est malade … ? – Rien, mon frère. – Rien ? – Rien … »

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