Explication linéaire : L’affrontement d’Antigone, Antigone, Jean Anouilh

En 1944, alors que la France est sous occupation allemande, Jean Anouilh s’inspire de Sophocle, un tragédien de l’Antiquité grecque, et réécrit sa pièce Antigone. Après la mort d’Oedipe, ses deux fils : Etéocle et Polynice devaient régner chacun un an sur la ville de Thèbes. Pourtant, un an s’écoule et Etéocle refuse de quitter le pouvoir. Les deux frères s’entretuent. Créon, leur oncle, devenu roi, refuse les honneurs funéraires à Polynice, qu’il considère comme un traitre. Antigone lui désobéit et enterre son frère. Créon la condamna à être enfermée vivante dans un tombeau. Jean Anouilh reprend cette histoire mais lui donne une résonance politique. Antigone devient la métaphore de la Résistance tandis que Créon incarne le régime de Vichy et la Collaboration. Dans la scène que nous allons étudier, nous assistons à une crise familiale. Alors qu’Antigone se présente comme celle qui dit non, qui est libre et qui refuse d’obéir, Créon apparaît comme celui qui dit oui, qui estime et veut prouver que le pouvoir implique des sacrifices.

De la sorte, nous verrons comment le conflit familial naît de la crise personnelle que connaissent respectivement Antigone et Créon.

Pour ce faire, nous nous intéresserons, en premier lieu, aux convictions idéologiques d’Antigone et Créon qui sont à l’origine de la crise familiale des lignes 1 à 14 puis à la vision du pouvoir défendue par Créon des lignes 15 à 27.

I/ L’opposition d’Antigone et Créon à l’origine de la crise familiale (l 1 à 14)

Dès le début de notre extrait, nous découvrons deux personnages dont les idéologies s’opposent. Créon tente, tout d’abord, de décrédibiliser le combat d’Antigone en l’infantilisant, en la ridiculisant. La phrase brève : « Tu m’amuses » (l 1) a pour dessein de ramener l’héroïne à sa jeunesse et de la même manière à se moquer de son entêtement. Néanmoins, l’adverbe de négation : « non » (l 2), qui constitue à lui seul une phrase, ouvre la réplique d’Antigone. L’antithèse « amuser / faire peur » (l 1-2) lui permet d’affirmer sa supériorité. L’utilisation de trois adjectifs : « petite », « vivante et muette » (l 3) montre que Créon cherche à l’opprimer. D’après elle, il essaie de lui éviter la mort afin de la tuer symboliquement, en la privant de la parole. Devant ce qu’elle juge être de la lâcheté, Antigone laisse entendre son ironie : « Vous êtes trop sensible pour faire un bon tyran, voilà tout. » (l 4) Notons son sarcasme dans l’oxymore : « bon tyran ». Pourtant, malgré ses émotions, ses sentiments, Créon reste un roi, un détenteur du pouvoir. La conjonction de coordination « mais » entraîne un basculement dans la réplique de l’héroïne : « Mais vous allez tout de même me faire mourir » (l 4-5) puisqu’elle signe la mort prochaine et irrémédiable d’Antigone. Effectivement, le CC de temps : « tout à l’heure » (l 5) montre que le temps est compté pour la jeune femme qui désigne Créon comme le seul coupable de son meurtre à venir. La répétition du pronom vous : « vous allez » (l 4), « vous le savez », « vous avez peur » (l 5) fait peser toute la responsabilité de sa mort sur le roi. La didascalie « sourdement » (l 7) exprime l’émotion qui s’empare de Créon. Le champ lexical de la contrainte : « peur », « être obligé », « je ne le voudrais pas » (l 11-12) rend compte du dilemme du personnage. Il est confronté à une crise personnelle : il est roi, doit montrer son autorité, veut punir celles et ceux qui désobéissent mais il connaît également une crise familiale : celle qui lui fait face est un membre de sa famille, ils ont le même sang. Le conflit parce qu’il implique la sphère familiale le place en position de faiblesse. Il est important de noter que la répartition de la parole est très inégale dans cette première partie. Les répliques de Créon sont plutôt courtes tandis que celles d’Antigone sont longues. Alors que les protagonistes de Juste la fin du monde s’exprimaient à l’aide de longues tirades, cherchaient les mots justes, éprouvaient des difficultés à dire les choses, nous pouvons constater que la parole d’Antigone est directe. Elle n’hésite pas un instant et n’éprouve aucune compassion pour son oncle. Effectivement, l’apostrophe : « Pauvre Créon » (l 9) est pleine de mépris. La jeune femme profite de son aveu : il a peur d’ordonner le meurtre de sa nièce pour redéfinir la royauté. Selon elle, elle ne se limite pas à un titre mais à une attitude, à un comportement, à des convictions. Le champ lexical de la souffrance : « mes ongles cassés et pleins de terre », « les bleus que tes gardes m’ont fait aux bras » (l 9-10) rend compte de la supériorité d’Antigone qui, par sa lutte, a gagné le titre de reine alors que Créon s’est contenté d’en hériter : « moi, je suis reine » (l 10) Nous pouvons, alors, noter une inversion des rôles puisque Créon qui incarne le pouvoir, demande à Antigone de faire preuve de clémence. Les deux verbes à l’impératif : « aie pitié de moi, vis » laissent entendre sa supplication. Il essaie de convaincre Antigone d’arrêter sa lutte en évoquant deux personnes qu’elle aime : son frère décédé : Polynice et son fiancé : Hémon, le fils de Créon. Il ambitionne de prouver à sa nièce que dire non a des conséquences non seulement pour elle mais pour tous les personnages qui l’entourent, lui compris. L’utilisation du verbe « payer », à deux reprises, n’est pas anodine. Elle témoigne du sacrifice que la mort d’Antigone implique. Encore, pourtant, Antigone répond non et prononce une phrase qui s’apparente à une malédiction divine : « Vous ne vous arrêterez jamais de payer maintenant ! » (l 14)

II/ La vision du pouvoir défendue par Créon (l 15 à 25)

La dispute opposant Créon et Antigone prend une autre tournure dans la deuxième partie de notre extrait. La didascalie : « la secoue soudain, hors de lui. » (l 15) montre que le roi perd son calme face aux propos d’Antigone. L’interjection : « bon Dieu » (l 15) et l’apostrophe : « petite idiote » traduisent sa colère. ll prend alors la parole dans le but de défendre les obligations liées au pouvoir. Le verbe d’obligation : « falloir » : « il faut pourtant » (l 16) exprime la fatalité qui s’est abattue sur Créon. Il n’a pas eu d’autre choix que de devenir roi. Pour cela, il se sert d’une métaphore filée : celle du dirigeant, capitaine d’un bateau. Le champ lexical de la navigation est à relever : « barque », « eau » (l 17), « gouvernail », « équipage » (l 18), « cale » (l 19), « radeau » (l 20) et à mettre en parallèle avec le champ lexical de la tempête : « prend l’eau de toutes parts » (l 17), « ballotte » (l 18) , « craque », « siffle » (l 21). Créon montre qu’être au pouvoir implique de lutter contre les menaces extérieures : la tempête mais aussi intérieures : sa propre nation. Effectivement, la périphrase : « l’équipage » (l 18) renvoie aux habitants de Thèbes. La négation exceptive : « ne pense qu’à piller la cale » (l 19) révèle que les traîtres se trouvent souvent sur le bateau. Le roi doit être protecteur de son peuple car celui-ci agit dans son propre intérêt. L’apparition du langage familier : « ces brutes vont crever » (l 21) rend bien compte de la rage qui s’empare de Créon. Il voit le peuple comme paresseux, égoïste et malhonnête. La proposition subordonnée circonstancielle de cause : « parce qu’elles ne pensent qu’à leur peau, à leur précieuse peau et à leurs petites affaires. » (l 21-22) termine le portrait dépréciatif que Créon dresse du peuple. Il est essentiel de remarquer que le roi ne dit jamais « je » dans cette tirade. Il utilise le pronom « on » : « on a le temps de faire le raffiné », « on pourra » (l 23 et 25) Cette mise à distance montre à quel point le pouvoir fait perdre son humanité au roi. Il ne réfléchit plus au bien ou au mal. Il agit comme un capitaine qui doit, coute que coute, mener son navire à bon port. Mais le prix à payer est élevé et la question rhétorique : « Crois-tu, alors, qu’on a le temps de faire le raffiné, de savoir s’il faut dire « oui » ou « non », de se demander s’il ne faudra pas payer trop cher un jour, et si on pourra encore être un homme après ? » (l 22 à 24) rend audible le sacrifice qu’implique la fonction de roi, sacrifice auquel ne peuvent échapper, d’après lui, ses neveux. Créon espère être compris par Antigone mais sa réponse est sans appel. La négation totale : « Je ne veux pas comprendre. » (l 26) montre qu’il n’a pas réussi à convaincre l’héroïne. Le rythme binaire : « Je suis là pour vous dire non et pour mourir. » (l 27) témoigne de sa résistance, de ses convictions et de son refus, quitte à sacrifier sa vie, de flancher face à la menace du pouvoir.

Dans cette scène, nous observons deux personnages traversés par une crise personnelle : l’un a dit oui, l’autre a dit non et tous deux doivent en payer le prix. Cette crise idéologique emporte avec elle les membres de la famille d’Antigone : sa soeur Ismène, son fiancé Hémon et Eurydice, la femme de Créon, qui se suicidera lorsqu’elle apprendra la mort de son fils. Comme dans Juste la fin du monde, les personnages sont confrontés à une crise personnelle et familiale. Pourtant, ici, la crise n’est pas langagière. Antigone n’a pas peur des mots, de leurs poids et de la souffrance qu’ils peuvent engendrer et même si sa mort est irrémédiable comme Louis, contrairement à lui, elle pousse « le grand et beau cri » dont il rêvait dans l’épilogue.

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