Explication linéaire : « Nuit rhénane », Alcools, Apollinaire

Guillaume Apollinaire incarne « l’esprit nouveau » selon l’expression qu’il utilisera lors d’une conférence en 1917. Dans son recueil Alcools, initialement nommé Eau-de-vie, ce vent de modernité est palpable puisqu’il s’affranchie des règles de versification classique tout en s’inscrivant, néanmoins, dans une certaine tradition poétique. « Nuit rhénane » s’inscrit dans une série de 9 poèmes regroupées sous le nom de : « Rhénanes ». A 21 ans, Apollinaire part en Allemagne pour être précepteur. Il rencontre Annie Playden, une jeune gouvernante anglaise dont il tombe amoureux pourtant cet amour n’est pas partagé. Ces 9 poèmes rendent compte de cette déception sentimentale mais aussi de la fascination du poète pour la mythologie et les légendes germaniques. Dans « Nuit rhénane », poème composé de trois quatrains et d’un vers isolé, Apollinaire choisit un vers traditionnel : l’alexandrin mais le libère de toute ponctuation. Il évoque, lors d’une nuit d’ivresse, une légende germanique : celle de la Lorelei, une sirène entraînant au fond des eaux les marins. 

Ainsi, nous allons nous demander en quoi Apollinaire s’inspire-t-il d’une légende germanique traditionnelle pour la mettre au service d’un poème moderne.

Pour cela, nous étudierons, dans un premier mouvement, une nuit d’ivresse, du vers 1 au vers 3 et à la tension entre fantastique et réalité du vers 4 au vers 13. 

I/ Une nuit d’ivresse (v 1 à 3)

Le titre du recueil Alcools semble prendre tout son sens dans ce poème. Effectivement, le premier vers fait référence au vin et n’est pas sans rappeler un texte de Baudelaire nommé : « Enivrez-vous » : « Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme » Ainsi, le poète est attablé devant un verre de vin du Rhin dont le mouvement : « trembleur » est assez inquiétant. La comparaison avec la flamme, dans la suite du vers, va accentuer ce vacillement. Nous pouvons immédiatement remarquer que, contrairement à « Le pont Mirabeau », le lyrisme est plus affirmé dans « Nuit rhénane ». Il est vrai que le poème s’ouvre sur le déterminant possessif « mon ». Peut-être que l’ivresse encourage Apollinaire à se dévoiler, à s’exprimer à la première personne. Il n’en demeure pas moins que c’est l’alcool, consommé après le départ d’Annie Playden, qui va encourager l’évocation de légendes germaniques.  L’impératif du vers 2 : « Écoutez la chanson lente d’un batelier » somme le lecteur de prêter attention à une autre voix que celle du poète. Cette référence au chant renvoie aux origines musicales de la poésie, au personnage d’Orphée et sa lyre. Effectivement, cette mystérieuse voix enrichit le quatrain d’une musicalité évidente évoquant le lied, un poème germanique chanté, comme le montrent les deux verbes de parole des vers 2 et 3 : « écoutez », « raconte » et l’assonance en an : « chanson lente » qui ralentit le rythme du poème. L’adjectif : « lente » met en évidence une forme d’envoutement comme si le poète et le lecteur ne pouvaient échapper à ce chant. En outre, le CC de lieu « sous la lune » (v 3) indique que la scène se passe la nuit, un soir de pleine lune qui voit souvent l’apparition de phénomènes étranges et renforce la dimension mystique de « Nuit rhénane ».

II/ Une vision fantastique (v 3 – 4 à 12)

Les femmes auxquelles Apollinaire fait référence, au vers 4, sont des êtres fantastiques et effrayants. Ces femmes sont au nombre de 7, un chiffre qui symbolise la perfection mais aussi la mort. Leur attitude, rendue visible, par le verbe d’action : « tordre » (v 4) éveille notre inquiétude et celle du poète comme la couleur de leurs cheveux : « cheveux verts et longs » qui traduit l’appartenance à un univers surnaturel. En tordant leur chevelure, elles les transforment en serpents, évoquant ainsi Méduse et son redoutable pouvoir de fascination. L’enjambement (v 3-4) désarticule ces deux vers et leur donne un rythme irrégulier qui suggère justement cette torsion. Le vers 5 marque une rupture dans le poème. Apollinaire rejette le chant du batelier et donc la poésie lyrique traditionnelle puisqu’il ordonne, grâce à un impératif, que s’élève un nouveau chant : « Debout chantez plus haut » Il apparaît comme un chef d’orchestre ordonnant, tout à tour, aux uns et aux autres, de chanter. De la sorte, la musique, audible dans le premier quatrain, s’empare de cette deuxième strophe mais cette fois-ci se révèle envoutante, presque incantatoire. La négation partielle qui suit : « Que je n’entende plus le chant du batelier » traduit le pouvoir magique de la chanson, peut-être pourrions-nous dire de la poésie ? Au vers 7, le réel refait surface et les ondines disparaissent au profit de : « filles blondes » bien plus rassurantes. Le poète reprend la parole qu’il avait laissée au batelier comme l’indique le pronom « moi », situé à l’hémistiche (1ère moitié du vers) : « Et mettez près de moi // toutes les filles blondes » Ces femmes, non maléfiques, réconfortent Apollinaire : « Au regard immobile aux nattes repliées » L’adjectif : « immobile » s’oppose, d’ailleurs au verbe d’action relevé plus haut : « tordre ».  Toutefois, le maléfice des fées est puissant et le poète peine à y échapper. La répétition du nom propre « Rhin » au vers 9 : « Le Rhin le Rhin » montre que l’ivresse est à son comble et fait bégayer Apollinaire. L’assonance en i : « Rhin / ivre / vignes / mirent » reproduit en écho le mot « ivre » et crée une impression de vertige. Le poète qui était parvenu à revenir dans le réel avec les filles blondes (v 8) plonge à nouveau dans un monde fantastique. Il est confus, gagné, à nouveau, par le chant de la Lorelei, la sirène du Rhin. Peut-être est-il également envahi par l’ivresse poétique ? En effet, le gérondif : « en tremblant » (v 10) fait écho au « vin trembleur » du vers 1. De plus, l’accent porté sur le reflet des vignes, de l’eau et des étoiles : « vignes se mirent » (v 9), « s’y refléter » (v 10) apporte, au poème, une dimension picturale, une impression de superposition qui n’est pas sans rappeler le cubisme. Malgré le désir d’Apollinaire de s’éloigner des ondines, leur chanson le rattrape comme le met en évidence l’adverbe : « toujours » : « La voix chante toujours ». Nous pourrions peut-être suggérer que c’est aussi la tradition poétique qui le rattrape puisqu’il est une figure de la poésie moderne mais demeure l’héritier des siècles passés. Les deux néologismes imaginés par le poète, aux vers 11 et 12 : « râle-mourir » et « incantent » expriment la force du maléfice mais rendent compte aussi, comme nous venons de le montrer, de cette recherche de modernité. L’expression « râle-mourir » renvoie à la mort et permet la réapparition des fées maléfiques dans le texte. Deux chants se superposent alors : celui du batelier et celui des ondines qui « incantent l’été » autrement dit qui prononcent des paroles magiques. 

III/ Le retour à la réalité (v 13)

Alors que le poème répondait à une structure assez traditionnelle : trois quatrains, le dernier vers, qui constitue un monostiche, détonne. La modernité s’affirme. La réalité refait brutalement surface et la première personne du singulier également : « Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire. » Deux jeux de mots sont à relever. Tout d’abord, l’éclat de rire renvoie à l’éclat du verre brisé. Cette comparaison décrit peut-être le bruit que fait le verre en se brisant, sensation auditive renforcée par l’assonance en i : « brisé / rire ». Le rire peut être celui du poète, libérateur car il a triomphé des sirènes. Pourtant, nous pouvons l’attribuer aux fées maléfiques qui se rient d’Apollinaire. Ainsi, le fantastique continue de planer sur le poème dans la mesure où l’emploi de la forme pronominale « s’est brisé » (v 13) donne au verre une sorte de vie. Le deuxième jeu de mot repose sur l’utilisation du substantif : « verre » qui peut être rapproché du mot : « un vers ». Autrement dit, le vers se brise, le poème se termine brutalement. La dernière interprétation possible est permise par une paronomase. « Mon verre » possède des sonorités communes avec « mon rêve ». De la sorte, le rêve d’Apollinaire, celui des légendes germaniques, prend fin, se brise en même temps que le poème s’achève. 

Apollinaire met à l’honneur, dans « Nuit rhénane », les légendes germaniques et plus particulièrement celle des ondines, des divinités maléfiques vivant au fond de l’eau et attirant les marins pour les retenir prisonniers. Il est, à son tour, en proie à un maléfice et ne parvient pas à échapper à ces fées inquiétantes. Le dernier vers, isolé du reste du poème, révèle un poète qui, comme dans « Le pont Mirabeau », est confronté à une profonde solitude. 

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