EL n°12 : L’aveu de la princesse au prince de Clèves, La princesse de Clèves, Mme de Lafayette

La Princesse de Clèves paraît, anonymement, en 1678. On peut, pourtant, considérer que Mme de Lafayette en est l’auteur. Si elle ne l’affirmera jamais publiquement, elle avouera, à demi-mots, l’avoir écrit dans une lettre. Lorsque le texte paraît, elle est proche du groupe de Port-Royal, haut lieu du jansénisme qui véhicule une vision pessimiste de l’être humain et souligne que personne ne peut trouver le salut sans la grâce de Dieu. L’amour est envisagé comme une force dévastatrice, signe de la défaite de la raison. Mme de Chartres, mère de la princesse de Clèves, enseigne à sa fille les dangers de la passion mais celle-ci, nourrissant estime et respect pour son mari, M de Clèves, va être déstabilisée par les sentiments que lui inspire le duc de Nemours. C’est dans la troisième partie de l’œuvre que figure le passage le plus célèbre de La Princesse de Clèves qui fait l’objet de notre étude. L’aveu que l’héroïne fait à son mari de sa passion pour un autre est également l’extrait du roman qui a été le plus discuté depuis sa parution, souvent jugé invraisemblable. Pourtant, afin de le rendre plausible, la narratrice l’a préparé. En effet, c’est au cours de la deuxième histoire enchâssée que le prince affirme l’importance de la sincérité. Cet aveu, est également, une réponse aux sollicitations répétées de M de Clèves qui veut connaître les raisons qui ont éloigné sa femme de la Cour. Le duc de Nemours assiste, caché, au dialogue entre les deux époux.

            Ainsi, nous nous demanderons en quoi cette scène est révélatrice du caractère héroïque des deux personnages.

            Pour cela, nous étudierons ce passage selon trois mouvements : l’aveu de la princesse de la ligne 1 à 10, l’émotion des deux personnages de la ligne 11 à 14 et la réponse de M de Clèves de la ligne 15 à 29.

I/ L’aveu de la princesse (l 1 à 10)

            C’est l’interjection : « Eh bien » suivie de l’apostrophe : « monsieur » (l 1) qui introduit l’aveu de Mme de Clèves. Son attitude trahit son émotion mais aussi son caractère admirable : « en se jetant à ses genoux ». Elle présente ce qu’elle s’apprête à révéler comme exceptionnel en témoigne la négation partielle : « un aveu que l’on n’a jamais fait à son mari » (l 1-2) Elle rappelle que c’est sa vertu qui motive cette révélation grâce à la conjonction de coordination « mais » et au rythme binaire : « l’innocence de ma conduite et de mes intentions » (l 2). En effet, c’est parce qu’elle n’est pas coupable qu’elle peut formuler cet aveu. Il est vrai que nous pourrions nous attendre à la présence d’un vocabulaire révélant un sentiment de culpabilité mais la princesse use du champ lexical de l’innocence et de l’héroïsme : « innocence » (l 2), « éviter les périls » (l 3), « nulle marque de faiblesse » (l 4) Elle insiste sur l’exemplarité de sa conduite. Le seul responsable de son tourment est l’amour dont elle offre une image péjorative comme l’indique la périphrase : « les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. » (l 3-4) La passion apparaît comme un danger en témoigne le verbe de sentiment : « craindrais » (l 5) et si elle veut garder sa vertu intacte, sa mère n’étant plus là pour la conseiller, elle doit s’éloigner de la tentation et donc de la cour. L’aveu de la princesse de Clèves est pudique. Elle s’exprime par allusions afin de répondre aux exigences de la bienséance. (son discours ne doit pas choquer le lecteur) Nous pouvons constater, en premier lieu, que son amour pour le duc de Nemours est évoqué par le biais d’un euphémisme : « des sentiments qui vous déplaisent » (l 8) Par la suite, elle affirme qu’elle ne sera jamais infidèle au prince grâce à une litote : « je ne vous déplairai jamais par mes actions » (l 8) Enfin, elle rappelle la difficulté de cet aveu qui est rendu possible en raison de son innocence mais également du respect pour son mari. Effectivement, l’hyperbole : « il faut avoir plus d’amitié et d’estime pour un mari que l’in en a jamais eu » (l 9) met en exergue l’extrême considération qu’elle lui porte. Souvenons-nous que c’est cette reconnaissance qui attriste M de Clèves lequel espère que sa femme éprouve des sentiments plus intenses à son égard. Dans la dernière phrase de son aveu, la princesse lui demande de la maintenir dans le droit chemin, de remplacer sa mère. Les trois impératifs : « conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez. » (l 10) révèlent qu’elle espère qu’il soit son guide de conscience et qu’il l’éloigne de la tentation.

II/ L’émotion des deux personnages (l 11 à 14)

La posture du prince de Clèves, durant l’aveu, témoigne de son immense émotion. Il écoute, immobile, son épouse lui apprendre qu’elle aime un autre homme. Il apparaît, au même titre que la princesse, comme un personnage héroïque mais également tragique qui n’a aucune emprise sur les événements. Il est, en effet, abasourdi par la révélation de Mme de Clèves comme l’indique le rythme ternaire : « M. de Clèves était demeuré, pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n’avait pas songé à faire relever sa femme. » (l 11-12) Pourtant, il ne peut s’empêcher d’éprouver de la peine en voyant la tristesse extrême de son épouse. Cette dernière ressemble à une sainte. Elle rappelle assez aisément les représentations picturales de la Vierge Marie et, plus précisément, celles de la mater dolorosa où la sainte Vierge est peinte, les larmes aux yeux, au pied de la croix. Nous percevons la souffrance de Mme de Clèves grâce à l’énumération : « à ses genoux, le visage couvert de larmes et d’une beauté si admirable » La douleur, qu’ils partagent, exacerbe le caractère exceptionnel, héroïque des deux personnages. Effectivement, deux hyperboles les caractérisent : « beauté si admirable » pour la princesse, « mourir de douleur » pour le prince et mettent en lumière la noblesse des deux protagonistes. Il faut s’accorder à reconnaître tout particulièrement la grandeur du prince. Il fait preuve d’une grande tendresse envers son épouse, malgré l’aveu, comme le révèle le participe présent de la ligne 14 : « l’embrassant » et sa réponse va faire de lui un modèle de dignité.

III/ La réponse de M de Clèves (l 15 à 29)

En premier lieu, M de Clèves est troublé. Il est hésitant, il cherche ses mots comme nous le montre l’anacoluthe (= rupture dans la construction de la phrase) : « Ayez pitié de moi, vous-même, madame » (l 15) Le moment est pathétique. C’est sa grandeur d’âme qui va s’imposer au lecteur. Il correspond à un modèle social du XVIIème siècle : l’honnête homme. (= terme désignant celui qui se conforme aux lois du devoir, de la vertu) Alors que les paroles de son épouse l’ont terrassé et qu’il pourrait lui en vouloir, il reconnaît sa vertu et présente ses excuses de ne pas être à sa hauteur  en ayant recours à un impératif : « pardonnez » (l 15) et salue sa sincérité par le biais d’une hyperbole : « Vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde » (l 17-18) Il rend, toutefois, compte de sa douleur grâce au champ lexical de la souffrance : « affliction », « violente » (l 16), « le plus malheureux » (l 18), douleur due à l’amour intense qu’il éprouve pour Mme de Clèves. Il est intéressant de noter qu’il utilise, pour parler de ses sentiments, le substantif contre lequel Mme de Chartres a tant mis en garde sa fille : « la passion » (l 19) C’est parce qu’il souffre qu’il ne peut s’empêcher de nourrir de la jalousie vis-à-vis de son concurrent dont il ignore l’identité. En effet, il use de quatre modalités interrogatives : « Et qui est-il, madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? Depuis quand vous plaît-il ? Qu’a-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre cœur ? » (l 21-22-23) pour traduire son désespoir. Il veut savoir comment un homme est parvenu à éveiller l’amour de sa femme alors que lui n’a eu de cesse d’échouer. La négation de la ligne 24 révèle la tristesse mais également la frustration du prince : « Cependant, un autre fait ce que je n’ai pu faire » La fin de sa prise de parole montre qu’il met de côté sa jalousie, du moins à cet instant, et qu’il applaudit l’honnêteté et la vertu de Mme de Clèves. L’adjectif : « noble » (l 26), qualifiant l’aveu, montre que le prince sait que la révélation de sa femme demande un grand courage. Il affirme que les paroles de la princesse ne changeront rien à son amour. Pour cela, il multiplie les tournures négatives : « je n’abuserai pas », « je n’en abuserai pas », « je ne vous en aimerai pas moins » (l 28-29) Cependant, nous savons qu’il ne parviendra pas à oublier sa jalousie. Il va engager un espion afin de surveiller la princesse ce qui entraînera sa mort.

Cet aveu met en scène le désir de voir et de savoir : deux personnages dialoguent, sous le regard d’un troisième, le tout sous le regard du narrateur et du lecteur. Ce sont deux protagonistes d’exception qui nous sont présentés : héroïques, nobles, grandioses mais affligés par cette révélation. Topos littéraire, une autre scène d’aveu va être proposée par Mme de Lafayette à la fin du roman opposant, cette fois-ci, le duc de Nemours et la princesse de Clèves.

Texte étudié

– Eh bien, monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que l’on n’a jamais fait à son mari ; mais l’innocence de ma conduite et de mes intentions m’en donne la force. Il est vrai que j’ai des raisons de m’éloigner de la cour et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse, et je ne craindrais pas d’en laisser paraître si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour ou si j’avais encore Mme de Chartres pour aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons, si j’ai des sentiments qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on en a jamais eu ; conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez.

M de Clèves était demeuré, pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n’avait pas songé à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu’il jeta les yeux sur elle, qu’il la vit à ses genoux, le visage couvert de larmes et d’une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et l’embrassant en la relevant : 

– Ayez pitié de moi, vous-même, madame, lui dit-il, j’en suis digne; et pardonnez si, dans les premiers moments d’une affliction aussi violente qu’est la mienne, je ne réponds pas comme je dois à un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femme au monde ; mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été. Vous m’avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue; vos rigueurs et votre possession n’ont pu l’éteindre : elle dure encore; je n’ai pu vous donner de l’amour, et je vois que vous craignez d’en avoir pour un autre. Et qui est-il, madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? Depuis quand vous plaît-il ? Qu’a-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre cœur ? Je m’étais consolé en quelque sorte de ne l’avoir pas touché par la pensée qu’il était incapable de l’être. Cependant un autre fait ce que je n’ai pu faire. J’ai tout ensemble la jalousie d’un mari et celle d’un amant; mais il est impossible d’avoir celle d’un mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne pas me donner une sûreté entière; il me console même comme votre amant. La confiance et la sincérité que vous avez pour moi sont d’un prix infini; vous m’estimez assez pour croire que je n’abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, madame, je n’en abuserai pas et je ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari.

2 commentaires sur “EL n°12 : L’aveu de la princesse au prince de Clèves, La princesse de Clèves, Mme de Lafayette

Laisser un commentaire