Explication linéaire : La femme gelée, Annie Ernaux

Annie Ernaux est née en 1940. Après des études de lettres, elle devient professeure. En octobre 2022, elle reçoit le Prix Nobel de littérature « pour le courage et l’acuité clinique avec lesquels elle révèle les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ». Dans ses romans, elle parle de sa vie comme de son avortement clandestin dans l’Événement. Dans La Femme Gelée, à la fois roman autobiographie et essai (= œuvre de réflexion portant sur les sujets les plus divers abordés de manière personnelle par l’auteur), elle montre les limites de l’émancipation féminine. Pendant les Trente Glorieuses (1945-1975), les femmes vont être de plus en plus nombreuses à faire de longues études et accéder à un emploi. Néanmoins, elles continuent de s’occuper de la tenue du ménage car la répartition des tâches domestiques n’évoluent pas. L’adjectif « gelée », présent dans le titre, traduit, en effet, ce que nous nommons la charge mentale, cette pression ressentie par la femme qui doit veiller au bon fonctionnement du foyer tout en étant efficace au travail. L’extrait que nous allons étudier montre un jeune couple qui révise ses cours. Le bruit de la cocotte-minute va sonner le début des réflexions ironiques de la narratrice sur l’inégalité au sein de son couple.

Ainsi, nous nous demanderons en quoi la narratrice met en lumière l’inégalité homme femme. 

Pour répondre à cette problématique, nous étudierons, dans une première partie, le déséquilibre au sein du couple de la ligne 1 à 15, dans une deuxième partie la comparaison avec les parents de la narratrice de la ligne 16 à 21 et pour finir la révolution qui s’annonce de la ligne 16 à 29. 

I/ Le déséquilibre au sein du couple (l 1 à 15) 

Nous pouvons constater que les trois premières phrases peignent un jeune couple d’intellectuels qui semble heureux. En effet, le complément circonstanciel de temps : « Un mois, trois mois que nous sommes mariés » (l 1) met en évidence un mariage récent. De plus, les pronoms : « nous » (l 1) et « on » (l 2) ainsi que l’adverbe : « ensemble » : « on travaille ensemble dans la grande salle. » suggèrent une forme de complicité, liant les deux personnages. Cependant, l’ironie de la narratrice se fait entendre très rapidement et l’adjectif « attendrissante » (l 3) : « image attendrissante du jeune couple moderno-intellectuel. » sonne de façon sarcastique. Effectivement, dans la suite de l’extrait, Annie Ernaux met en évidence l’inégalité qui règne dans le couple. L’utilisation du verbe « s’enliser » : « comment on s’enlise, doucettement. » (l 5) rend compte de la dangerosité de la vie maritale pour la narratrice. L’adverbe « doucettement » est intéressant à observer dans la mesure où les sonorités qui le constituent suggèrent à la fois la douceur grâce aux sons « ou » et « s » et la brutalité grâce aux sons en « t » et en « e » de la vie de couple. A cet instant, l’écriture d’Annie Ernaux saccadée, orale accentue plus encore sa désillusion. En effet, à partir de la ligne 4, la plupart de ses phrases sont brèves ou averbales (sans verbe conjugué) : « En y consentant lâchement. » (l 5), « Unis, pareils. » (l 7) et miment sa colère. La référence à la cocotte-minute va symboliser le déséquilibre marital. C’est avec beaucoup d’ironie que la narratrice note l’utilité de cet objet en s’adressant directement au lecteur : « cadeau de mariage si utile vous verrez » (l 6-7) La personnification : « chantonne sur le gaz » (l 7) suggère une douce mélodie. Cependant, elle laisse place à un bruit bien moins agréable, mis en évidence par une allitération en s : « Sonnerie stridente du compte-minutes » (l 7) Alors que cet ustensile de cuisine devait signer une révolution féminine, il rappelle à la narratrice l’inégalité homme femme. La phrase averbale / nominale : « Finie la ressemblance » (l 8) entraîne une différenciation entre les deux personnages dans la mesure où c’est l’écrivaine qui se lève pour préparer le repas. Néanmoins, nous pouvons noter un effet de retardement puisqu’elle ne dit pas explicitement qui, dans le couple, fait l’action et demeure vague grâce au sujet : « l’un des deux ». L’énumération : « se lève, arrête la flamme sous la cocotte, attend que la toupie folle ralentisse, ouvre la cocotte, passe le potage et revient à ses bouquins en se demandant où il en était resté. » (l 8-9-10) mime la dimension chronophage de ces actions répétitives et le fait que c’est la narratrice qui sacrifie son travail comme le montre le pronom : « Moi » (l 10) L’utilisation du substantif : « la dînette » (l 10) sous-entend que faire la cuisine est un jeu d’enfants. Pourtant, cette tâche  ménagère apparaît rapidement comme une corvée solidaire. Il est vrai que l’adjectif : « seule » : « Midi et soir, je suis seule devant les casseroles. » (l 11) exprime parfaitement le déséquilibre qui règne au sein du couple. La négation totale : « Je ne savais pas plus que lui préparer un repas » (l 11-12) montre, en outre, que son mari, comme elle, ignore tout de la cuisine mais que c’est une tâche qui, malgré tout, lui revient. Le rythme ternaire qui suit rapporte au discours direct les questions de la narratrice : « Pourquoi de nous deux suis-je la seule à me plonger dans un livre de cuisine, à éplucher des carottes, laver la vaisselle en récompense du dîner, pendant qu’il bossera son droit constitutionnel. » (l 14-15) met en lumière une autre inégalité. En effet, alors que la narratrice s’occupe de la cuisine, perd du temps dans ses révisions, son mari a le temps de réviser ses cours de droit. 

II/ La comparaison avec les parents de la narratrice (l 16 à 19)

L’apparition de l’imparfait : « Je revoyais mon père dans la cuisine » rend compte d’un souvenir de la narratrice et permet la référence à un autre modèle familial. Nous apprenons que le père de la narratrice contribue aux préparations culinaires. Cependant, l’intervention au discours direct du mari : « « non mais tu m’imagines avec un tablier peut-être ! Le genre de ton père, pas le mien ! » (l 16-17) traduit son mépris pour les hommes qui cuisinent. Le vocabulaire familier : « il se marre » précise que la colère de la jeune femme est en train de naître. Effectivement, la narratrice est blessée par la remarque de son mari comme l’indique le participe passé : « humiliée » (l 17) La gradation : « Mes parents, l’aberration, le couple bouffon. » (l 17-18) et la négation totale : « Mon modèle à moi n’est pas le bon, il me le fait sentir » (l 18-19) révèlent que son modèle familial est en décalage avec la norme sociale de l’époque.

III/ La remise en question de la narratrice (l 20 à 24)

Nous pouvons constater que le texte montre que la narratrice se remet en question face à cette situation injuste. En effet, sa colère est audible dans la négation totale : « Je n’ai pas regimbé, hurlé ou annoncé froidement aujourd’hui c’est ton tour, je travaille La Bruyère » (l 20-21) Sa frustration est contenue mais elle l’exprime néanmoins par bribes. La phrase averbale qui suit : « Seulement des allusions, des remarques acides, l’écume d’un ressentiment mal éclairci. » (l 21- 22), grâce au rythme ternaire, rend compte de l’amertume qui s’empare d’elle. La narratrice raconte comment elle se remet en cause et se questionne sur le bien-fondé de sa révolte : « est- ce que c’est vraiment important, tout faire capoter, le rire, l’entente, pour des histoires de patates à éplucher, ces bagatelles relèvent-elles du problème de la liberté, je me suis mise à en douter. » (l 23-24) Parce qu’elle souhaite ne pas être « une emmerdeuse » comme elle le dit elle-même, elle finit par accepter la situation, par se taire face à l’inégalité homme/femme.

Dans cet extrait de La Femme gelée, nous percevons l’ironie de la narratrice qui découvre le quotidien de la vie de couple et l’inégalité persistante entre homme et femme. Comme Olympe de Gouges, l’écriture se présente comme le moyen de combattre pour l’égalité.

Texte étudié

Un mois, trois mois que nous sommes mariés, nous retournons à la fac, je donne des cours de latin. Le soir descend plus tôt, on travaille ensemble dans la grande salle. Comme nous sommes sérieux et fragiles, l’image attendrissante du jeune couple moderno-intellectuel. Qui pourrait encore m’attendrir si je me laissais faire, si je ne voulais pas chercher comment on s’enlise, doucettement. En y consentant lâchement. D’accord je travaille La Bruyère ou Verlaine dans la même pièce que lui, à deux mètres l’un de l’autre. La cocotte-minute, cadeau de mariage si utile vous verrez, chantonne sur le gaz. Unis, pareils. Sonnerie stridente du compte-minutes, autre cadeau. Finie la ressemblance. L’un des deux se lève, arrête la flamme sous la cocotte, attend que la toupie folle ralentisse, ouvre la cocotte, passe le potage et revient à ses bouquins en se demandant où il en était resté. Moi. Elle avait démarré, la différence. Par la dînette. Le restau universitaire fermait l’été. Midi et soir je suis seule devant les casseroles. Je ne savais pas plus que lui préparer un repas, juste les escalopes panées, la mousse au chocolat, de l’extra, pas du courant. Aucun passé d’aide-culinaire dans les jupes de maman ni l’un ni l’autre. Pourquoi de nous deux suis-je la seule à me plonger dans un livre de cuisine, à éplucher des carottes, laver la vaisselle en récompense du dîner, pendant qu’il bossera son droit constitutionnel. Au nom de quelle supériorité. Je revoyais mon père dans la cuisine. Il se marre, « non mais tu m’imagines avec un tablier peut-être ! Le genre de ton père, pas le mien ! ». Je suis humiliée. Mes parents, l’aberration, le couple bouffon. Non je n’en ai pas vu beaucoup d’hommes peler des patates. Mon modèle à moi n’est pas le bon, il me le fait sentir.  […] 

Je n’ai pas regimbé, hurlé ou annoncé froidement, aujourd’hui c’est ton tour, je travaille La Bruyère. Seulement des allusions, des remarques acides, l’écume d’un ressentiment mal éclairci. Et plus rien, je ne veux pas être une emmerdeuse, est-ce que c’est vraiment important, tout faire capoter, le rire, l’entente, pour des histoires de patates à éplucher, ces bagatelles relèvent-elles du problème de la liberté, je me suis mise à en douter. 

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