Explication linéaire « La première gorgée de bière », Philippe Delerm

Philippe Delerm, né en 1950, est fils d’enseignants et devient lui-même professeur de Lettres. Il écrit ses premiers textes en 1976 mais son premier roman : La cinquième saison est publié sept ans plus tard. La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules connaît un immense succès en 1997. Son écriture se consacre à la restitution de petits plaisirs du quotidien. Il rend, en effet, compte du bonheur procuré par des actions banales. Parce que ses textes sont courts, très poétiques, témoignant d’un travail sur les sonorités, nous pouvons les présenter comme des poèmes en prose. Dans le texte que nous allons étudier : « La première gorgée de bière », Philippe Delerm décrit la joie suscitée chez celui qui porte à ses lèvres la première gorgée de bière et l’amertume qui accompagne les autres gorgées. 

            De la sorte, nous nous demanderons en quoi l’auteur offre une description poétique de la première gorgée de bière. 

            Pour cela, nous étudierons le texte selon trois mouvements : les autres gorgées de la ligne 1 à la ligne 4, la description poétique de la première gorgée de bière de la ligne 5 à 12 et la nostalgie de l’auteur de la ligne 12 à la ligne 21. 

I/ Les autres gorgées (l 1 à 4) 

            Le texte débute par une phrase brève : « C’est la seule qui compte » (l 1). Philippe Delerm met en exergue, ainsi, l’importance de la première gorgée de bière. Pour cela, il va évoquer les gorgées qui lui succèdent. Nous pouvons noter qu’il utilise le singulier pour évoquer la première gorgée : « la seule » (l 1) alors qu’il désigne les autres gorgées par le pluriel : « les autres » (l 1). De la sorte, il désire montrer au lecteur la dimension singulière, unique de cette première gorgée. Le parallélisme de construction : « de plus en plus longues, de plus en plus anodines » (l 1-2) propose une image péjorative des autres gorgées. L’adjectif : « tiédasse », construit grâce au suffixe dépréciatif « asse », rend compte de cette sensation désagréable laquelle est accentuée par les sonorités en « p », « t » et « d » : « empâtement tiédasse ». En outre, la longueur de cette deuxième phrase suggère la lassitude qui s’est emparée de celui qui boit une bière. La troisième phrase signe le retour du singulier : « la dernière » (l 3). Philippe Delerm rapproche la première et la dernière gorgée de bière. Pourtant, même s’il tente de leur trouver des similitudes, l’adverbe « peut-être » et le substantif : « un semblant » expriment le doute de l’auteur. Il est vrai que tout paraît être illusoire dans cette dernière gorgée. Les aposiopèses (points de suspension qui sont utilisés pour montrer que celui qui parle s’est interrompu volontairement ou involontairement) rendent audible le silence de Philippe Delerm puis précipitent la phrase averbale et exclamative : « Mais la première gorgée » (l 3-4)

II/ La description poétique de la première gorgée de bière (l 5 à 12) 

            Nous allons, dans ce deuxième mouvement, étudier la description poétique de la première gorgée de bière. L’auteur nous invite à suivre le voyage, le parcours de cette gorgée. L’adverbe : « avant » : « Ça commence bien avant la gorge » (l 5) nous pousse à reconsidérer le substantif : « gorgée » car Philippe Delerm le met en évidence : c’est sur les lèvres que le charme opère. Cette gorgée est décrite par le biais d’une écriture très poétique. Il est vrai que les deux métaphores : « or mousseux » (l 5) et « fraîcheur amplifiée par l’écume » (l 6) donnent à la bière un caractère presque extraordinaire. Elle est comparée à un métal précieux. L’auteur sollicite, de plus, les sens du lecteur : la vue et le goût. A la manière de Marcel Proust et le célèbre épisode de la madeleine, il tente de faire revivre notre souvenir en mettant en éveil nos sensations. Une fois la bière parvenue sur les lèvres, la dégustation se poursuit. Nous continuons notre voyage et nous nous arrêtons sur le palais. L’adverbe : « lentement » exprime à la fois le fait que la première gorgée de bière glisse comme au ralenti sur notre palais mais nous encourage, également, à la savourer car elle est unique mais surtout éphémère. En effet, l’antiphrase : « bonheur tamisé d’amertume » (l 6-7) indique qu’il est destiné à disparaître puisque le bonheur s’estompe peu à peu pour laisser place à un sentiment négatif. Un jeu de mots est à relever sur le nom : « amertume » dans la mesure où il renvoie à l’amertume de l’auteur mais aussi à l’amertume de la bière. La phrase exclamative : « Comme elle semble longue, la première gorgée ! » (l 7) traduit l’émerveillement de Philippe Delerm. Il crée une forme de magie autour de cette première gorgée. Cependant, le champ lexical de la rapidité : « tout de suite », « avidité » (l 7-8) contraste avec cette lenteur. Le geste est vif mais le chemin parcouru par la bière est long. C’est une gorgée qui brille par sa perfection comme l’indique la double négation permise par la conjonction de coordination ni : « ce ni trop ni trop peu » (l 8-9) Elle est l’équilibre parfait. Les deux groupes nominaux : « l’amorce idéale » (l 9) et « le bien-être immédiat » le mettent en exergue. Il faut également noter que le rythme ternaire : « un soupir, un claquement de langue, ou un silence qui les vaut » fait l’esquisse des diverses habitudes des consommateur après la première gorgée de bière. Chacun réagit à sa manière au plaisir qu’il vient de vivre. L’allitération en « t » qui rythme toute la phrase : En faittouest écrit … ce ni trop ni trop peu (…) ponctué … sensation trompeuse » reproduit en écho le claquement de langue de l’auteur satisfait suite à la première gorgée. Néanmoins, l’adjectif : « trompeuse » (l 11) sous-entend que cette sensation n’est qu’illusoire. Effectivement, l’hyperbole : « un plaisir qui s’ouvre à l’infini » semble promettre au consommateur un bonheur éternel. Les aposiopèses, pourtant, montrent que Philippe Delerm s’interrompt, marque un silence annonciateur de sa nostalgie.  Le présent : « on sait déjà » (l 11) indique que la magie est en train de disparaître. Une forme de complicité se crée entre l’auteur et le lecteur par le biais du pronom indéfini « on ». Ils ont, tous les deux, envie de croire au plaisir éternel de cette première gorgée mais savent, toutefois, qu’il ne peut durer. 

III/ La nostalgie de l’auteur (l 12 à 21) 

Ainsi, la nostalgie de l’auteur mais également du lecteur apparaît via l’utilisation du passif : « Tout le meilleur est pris. » (l 12) Cette voix inscrit dans le domaine du souvenir la joie que nous venons de vivre. Les deux verbes d’action : « reposer » et « éloigner » : « On repose son verre, et on l’éloigne même un peu » signent la fin de la première gorgée. La bière est mise à distance comme le bonheur qui a été éprouvé. La synesthésie (confusion des sens) : « On savoure la couleur » (l 13) mêle, à nouveau, les sens du goût et de la vue et accentue la dimension poétique du texte. Toutefois, l’oxymore : « soleil froid » (l 13) exprime parfaitement les sentiments de joie et de peine qui s’emparent de l’auteur. La magie de l’instant vécu est insaisissable et le conditionnel : « on voudrait maîtriser » (l 14), mode de l’éventualité mais aussi de l’imaginaire, montre qu’il est vain de penser que l’on peut posséder et conserver précieusement ce plaisir. En effet la personnification : « le miracle qui vient à la fois de se produire et de s’échapper » (l 14-15) témoigne du fait que ni l’auteur ni le lecteur n’ont de prise sur la fin de ce moment extraordinaire. Même la lecture du nom de la bière dégustée ne peut raviver la magie. Il est vrai que la négation partielle : « rien ne se multipliera plus » (l 17) est sans appel. La métaphore : « le secret de l’or pur » (l 17) fait écho à la métaphore de la ligne 5 : « or mousseux ». Une fois encore, la bière est comparée à un métal précieux. Philippe Delerm apparaît, alors, comme un alchimiste qui désire trouver le moyen de conserver la magie de la première gorgée de bière mais aussi comme un alchimiste poétique qui souhaite rendre compte de la beauté d’un moment banal. La référence à l’alchimie n’est pas hasardeuse. Le poète connu pour pratiquer l’alchimie poétique est Charles Baudelaire qui déclare : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. » Comme Baudelaire, Delerm métamorphose la boue en or, la première gorgée de bière en poésie. Cependant, si l’alchimie poétique réussit, l’alchimie pure échoue. La conjonction de coordination : « mais » témoigne de cet échec. La négation exceptive : « l’alchimiste déçu ne sauve que les apparences » (l 19) met en évidence la tristesse de celui qui boit une bière, désemparé à l’idée de ne pas avoir réussi à enfermer la magie qui l’a envahi. L’oxymore : « bonheur amer » (l 20) sonne presque comme une définition de la première gorgée. Philippe Delerm clôt son poème en suggérant, non sans humour, que toutes les gorgées qui vont succéder à la première sont bues uniquement pour effacer le plaisir de la première gorgée grâce à un présent qui peut être perçu comme un présent de vérité générale : « on boit pour oublier la première gorgée »

            Dans « La première gorgée de bière », Philippe Delerm enchante un moment banal en instant extraordinaire. Comme Charles Baudelaire avant lui, il expose son ambition d’alchimiste poétique. On se questionne sur le genre qu’il propose : prose poétique ? poème en prose ? Il semblerait qu’il ait inventé un nouveau genre flirtant avec la prose et la poésie. 

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