Explication linéaire : « Embrasse-moi », Jacques Prévert

« Embrasse-moi » est un poème de Jacques Prévert publié en 1946 dans le recueil Histoires. Avant même sa publication, il a été mis en musique et interprété par plusieurs chanteuses dont Edith Piaf. Dans ce texte, deux adolescents se trouvent dans un quartier pauvre de Paris. Une fois le cadre esquissé, la jeune fille prend la parole et encourage le jeune garçon à profiter de l’instant présent. Jacques Prévert revisite, ainsi, le célèbre topos du carpe diem (littéralement : cueille le jour), très apprécié par les poètes du XVIème siècle. Pourtant, il utilise un vocabulaire familier et inscrit son poème dans la modernité. 

            De la sorte, nous allons nous demander en quoi ce poème moderne se présente comme une invitation à profiter de l’instant présent. 

            Pour cela, nous étudierons le cadre oppressant du vers 1 à 8 et le discours de l’adolescente du vers 9 à 34. 

I/ Un cadre oppressant (v 1 à 8) 

            Dès le vers 1, comme dans « Le Pont Mirabeau » d’Apollinaire, le CC de lieu : « dans un quartier de la ville Lumière » situe le poème dans un espace urbain. En effet, la périphrase : « la ville Lumière » nous permet de deviner que la scène se passe à Paris ( c’est à Paris qu’est né le premier éclairage public sous Louis XIV ce qui explique ce surnom) Néanmoins, le groupe nominal : « un quartier » demeure vague. Il ne nous permet pas de connaître le quartier exact auquel le poète fait référence. Si nous continuons notre lecture, nous pouvons constater que le vers 2 crée un contraste avec le premier vers dans la mesure où la lumière laisse place à la noirceur. L’antiphrase : « ville Lumière » / « Où il fait toujours noir » installe une atmosphère pesante dans le texte. En outre, la négation partielle : « où il n’y a jamais d’air » (v 2) intensifie cette sensation de lourdeur puisqu’elle mime une forme de suffocation qui gagne les habitants de ce quartier parisien. Le vers 3 continue cette description péjorative : « Et l’hiver comme l’été c’est toujours l’hiver » Effectivement, en montrant que l’hiver est la seule saison que connaît ce quartier, Jacques Prévert rend compte de la tristesse qui émane de cet endroit. Un changement notable est visible dans les vers 4 et 5 dans la mesure où deux personnages font leur apparition. Ils sont désignés par les pronoms : « elle » (v 4) et « lui » (v 5) ce qui permet au lecteur de s’identifier aux personnages. Le CC de lieu : « dans l’escalier » (v 4) semble indiquer qu’ils se trouvent dans un immeuble. Le chiasme (structure en croix) : Lui à côté d’elle elle à côté de lui » met en évidence la complicité des deux adolescents. Le début de la deuxième strophe est à mettre en lien avec les vers 2 et 3. Il est vrai que l’indication temporelle : « c’était la nuit » (v 6) et la proposition : « Ça sentait le soufre / Car on avait tué des punaises dans l’après-midi » terminent la description d’un cadre oppressant. Les personnages sont assaillis par les vapeurs nauséabondes de soufre. L’atmosphère semble irrespirable. L’absence de ponctuation dans ce poème, comme dans le recueil Alcools, encourage le lecteur à ne pas faire de pause entre les vers et accentue l’impression de suffocation. Néanmoins, même si la vie ne semble pas sourire aux deux adolescents, la jeune fille va prendre la parole afin de montrer que l’amour se présente comme un moyen d’échapper à cette tristesse, c’est ce que nous allons étudier dans notre deuxième partie. 

II/ Le discours de l’adolescente qui encourage à vivre l’instant présent (v 9 à 34) 

            Effectivement, à partir du vers 9, le personnage féminin s’adresse au personnage masculin. Le verbe de parole « dire », conjugué à l’imparfait, introduit son discours : « Et elle lui disait ». Les vers 10 et 11 créent une répétition avec les vers 2 et 3 : « Ici il fait noir, il n’y a pas d’air / L’hiver comme l’été c’est toujours l’hiver ». De la sorte, l’accent est à nouveau porté sur la pesanteur de ce quartier parisien. Nous comprenons grâce aux vers 13 et 14 que l’atmosphère oppressante que nous avons remarquée plus tôt est sans doute due à la pauvreté. Cependant, l’adolescente n’espère l’aide de personne et surtout pas de Dieu. Elle porte, en effet, un regard très ironique sur la religion. La négation totale du vers 13 : « Le soleil du bon Dieu ne brill’ pas de notr’ côté » rend compte d’une injustice sociale. Il est vrai que « notr’ côté » du vers 13 s’oppose à « riches quartiers » du vers 14. Selon elle, Dieu ne s’intéresse qu’aux gens privilégiés, délaisse ceux qui ont besoin de lui : « Il a bien trop à faire dans les riches quartiers » (v 14) Nous devinons, ici, la présence de Jacques Prévert connu pour son anticléricalisme (= anti religion). Il nous faut remarquer l’oralité du poème puisque le discours de l’adolescente est marqué par l’élision du e dans le déterminant possessif : « notre ». L’amour apparaît comme la seule chose positive dans l’existence des deux adolescents et la jeune fille tient à le prouver au jeune garçon. L’impératif du vers 15: « Serre-moi dans tes bras » montre que leur tendresse apparaît comme une issue, une échappatoire. Il est vrai que l’anaphore du verbe « embrasser » : « Embrasse-moi / Embrasse-moi longtemps / Embrasse-moi » (v 16-17-18) mime l’importance de l’amour voire l’urgence d’aimer. S’aimer, c’est refuser le triste sort que l’existence leur réserve. L’amour se présente, ainsi, comme une forme de contestation face à l’injustice sociale. En outre, les vers 19 et 20 sonnent comme un proverbe : « Plus tard il sera trop tard / Notre vie c’est maintenant » et évoquent l’importance capitale de vivre chaque jour comme s’il était le dernier. Effectivement, nous notons une antithèse entre les deux adverbes : « tard » et « maintenant ». La jeune fille veut faire prendre conscience au jeune homme qu’ils doivent saisir leur chance immédiatement. Pour cela, elle va utiliser un langage familier. Ainsi, le verbe : « crever » apparaît au vers 21. Outre apporter une modernité indéniable au texte, ce vocabulaire, rare en poésie, exprime parfaitement la morosité de leur quartier. Les sonorités agressives : « c », « r », « v » rendent audible leur souffrance quotidienne. En outre, les deux antithèses : « De chaud de froid / On gèle on étouffe » (v 22-23) montrent que la mort les guette et que l’amour est ce qui peut les sauver. Il est vrai que la proposition subordonnée circonstancielle de condition : « Si tu cessais de m’embrasser / Il me semble que j’mourrais étouffée » (v 25-26) donne au baiser échangé par les deux adolescents un pouvoir considérable. De plus, nous pouvons remarquer que comme avec le déterminant possessif « notr’ », le pronom personnel « je » est élidé : « j’mourrais » ce qui accentue la modernité du poème et le pouvoir absolu de l’amour. Ce n’est qu’au vers 27 que nous apprenons l’âge des deux personnages grâce à un parallélisme de construction : « T’as quinze ans j’ai quinze ans ». C’est non sans humour que la jeune fille va montrer que leur jeunesse n’est pas un frein puisque : « A nous deux on a trente » (v 28) En additionnant leur âge, elle accède à une forme de maturité ce qui apporte de la crédibilité à son discours. On imagine aisément que les adultes qui les entourent ont dû souligner leur jeunesse, leur manque d’expérience. Grâce à la négation partielle : « A trente ans on n’est plus des enfants » (v 29), l’adolescente réduit à néant les critiques éventuelles auxquelles elle a fait face. L’anaphore : « On a bien l’âge de travailler / On a bien celui de s’embrasser » (v 30-31) sonne comme une condition : si on a l’âge de travailler alors on a l’âge de s’embrasser. Elle permet le retour du thème de l’amour et du topos du carpe diem qui rythme le poème comme un refrain : « Plus tard il sera trop tard / Notre vie c’est maintenant » (v 32-33) Le dernier vers est à considérer dans la mesure où il se termine par un point d’exclamation, seul signe de ponctuation de tout le poème : « Embrasse-moi ! ». Nous pouvons imaginer le ton résolu de l’adolescente mais aussi, comme nous l’avons noté plus tôt, l’urgence de s’aimer dans un quartier qui n’a rien à offrir si ce n’est cet amour inespéré. 

            « Embrasse-moi » est un poème entre tradition et modernité. Le topos du carpe diem, le thème de l’amour s’inscrivent dans une certaine tradition poétique. Néanmoins, le vocabulaire familier, l’oralité de l’écriture, la ville de Paris affirment la modernité du texte.  Le baiser est un motif qui a énormément inspiré les poètes, les artistes comme Auguste Rodin et Gustav Klimt mais également le chorégraphe Angelin Preljocaj qui, dans Le Parc, a imaginé un baiser qui unit, dans un instant de grâce, au cours d’un moment suspendu, deux danseurs. 

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